14
Semence dérobée

 

 

Alors qu’il avait quitté Luskan, Wulfgar se retourna vers la cité qui l’avait accusé, torturé et publiquement humilié à tort. Malgré cela, il n’en voulait pas aux habitants de la ville, ni même au cruel juge. S’il devait un jour recroiser Jharkheld, il lui arracherait sans doute la tête, mais davantage afin de tirer un trait définitif sur ces événements que par haine. Wulfgar avait depuis longtemps dépassé la haine. Tout comme lorsque Casseur-de-Tronc était venu au Coutelas dans l’intention de le vaincre et que le barbare avait tué ce voyou. Tout comme quand il avait retrouvé les Poneys Célestes, une tribu barbare liée à la sienne, et qu’il s’était vengé de ce maléfique chamane, suivant un serment prêté des années auparavant. Il n’avait alors pas été question de haine, pas même de rage débridée, mais simplement du besoin de Wulfgar d’essayer de progresser dans une vie où le passé était trop affreux pour y penser.

Il avait toutefois fini par se rendre compte qu’il n’avançait pas, ce qui lui semblait à présent encore plus évident, alors qu’il observait la cité laissée derrière lui. Il décrivait des cercles, de petits cercles, qui le faisaient sans cesse revenir au même endroit, ce qu’il ne supportait qu’avec l’aide d’une bouteille, en brouillant le passé, jusqu’à l’oublier, et en ne songeant pas à l’avenir.

Wulfgar cracha par terre et essaya, pour la première fois depuis son arrivée à Luskan, des mois plus tôt, de comprendre comment il avait sombré dans cette spirale. Il visualisa les vastes étendues du Nord, le Valbise, où il avait vu le jour et partagé tant de frissons et de joies avec ses amis. Il songea à Bruenor, qui l’avait battu au combat alors qu’il n’était encore qu’un enfant, mais qui avait fait preuve de tant de compassion à son égard. Le nain s’était occupé de lui comme d’un fils, puis il avait chargé Drizzt de lui enseigner le véritable art du combat. Cet elfe noir – quel ami formidable il avait été pour lui ! – l’avait mené vers des aventures grandioses, le soutenant à chaque combat, quelles qu’aient été leurs chances. Il avait perdu Drizzt.

Il repensa à Bruenor, qui lui avait offert son chef-d’œuvre le plus accompli en tant que forgeron, le fantastique Crocs de l’égide, symbole de l’amour que lui portait le roi nain. Aujourd’hui, il avait non seulement perdu Bruenor mais également Crocs de l’égide.

Il songea à Catti-Brie, peut-être la personne la plus chère à ses yeux, la femme qui lui avait dérobé le cœur, la femme qu’il admirait et respectait plus que tout. Peut-être n’étaient-ils pas faits pour s’aimer ni pour être mari et femme. Peut-être ne porterait-elle jamais ses enfants, mais elle était son amie, une amie vraie et sincère. Le souvenir de leur dernière rencontre lui avait fait comprendre l’authenticité de cette amitié. Catti-Brie aurait donné n’importe quoi pour lui venir en aide, elle aurait partagé avec lui ses instants et sentiments les plus personnels, cependant Wulfgar avait compris que son cœur appartenait désormais à un autre.

Cela ne provoquait chez lui ni colère ni jalousie. Il n’éprouvait que du respect pour Catti-Brie car, malgré ses sentiments, elle aurait tout donné pour l’aider. À présent, il avait aussi perdu Catti-Brie.

Wulfgar cracha de nouveau. Il ne les méritait pas, que ce fût Bruenor, Drizzt ou Catti-Brie. Ni même Régis, qui, malgré sa petite taille et son manque d’aptitudes guerrières, aurait bondi devant lui, en cas de problème, et l’aurait autant que possible protégé du mal. Comment avait-il pu abandonner tout cela ?

Son esprit revint soudain au présent quand un chariot sortit de la porte ouest de Luskan. Malgré son humeur maussade, Wulfgar ne put retenir un sourire quand le véhicule s’approcha et qu’il reconnut le cocher, une vieille femme grassouillette.

C’était Morik. Bannis de la cité deux jours plus tôt, les deux amis ne s’en étaient guère éloignés. Le voleur avait expliqué qu’il allait falloir se procurer des vivres pour survivre sur les routes. Ainsi avait-il regagné seul la ville. À voir les efforts que devaient fournir les deux chevaux pour tirer le chargement, et même le simple fait que Morik ait déniché un chariot et des bêtes, Wulfgar devina que son ami rusé avait réussi.

Celui-ci quitta la route principale et s’engagea sur une piste étroite qui serpentait vers la forêt où le barbare l’attendait. Une fois parvenu au pied du promontoire sur lequel était juché Wulfgar, il se leva et s’inclina.

— Ça n’a pas été difficile, déclara-t-il.

— Les gardes ne t’ont pas repéré ? demanda Wulfgar.

Morik ricana, comme si cette idée était risible.

— Je suis passé sous le nez des gardes qui étaient de service le jour où nous avons été chassés, dit-il avec fierté.

Leur expérience aux mains des autorités de Luskan avait rappelé à Wulfgar que Morik et lui n’étaient des individus remarquables que parmi leurs semblables, alors qu’ils redevenaient insignifiants une fois lâchés dans la multitude qui composait l’immense cité – mais quel sacré bonhomme que ce Morik, dans son domaine !

— J’ai même perdu un sac de nourriture à la porte, poursuivit-il. Un garde a alors couru pour me rattraper et le lancer dans le chariot.

Wulfgar descendit de son perchoir et s’approcha du véhicule, dont il ôta la toile qui le recouvrait. Il y avait là des sacs de provisions à l’arrière, ainsi que des cordes et du matériel destinés à les abriter, mais l’œil du barbare fut en premier lieu attiré par les caisses de bouteilles, toutes pleines d’alcools forts.

— J’ai pensé que ça te ferait plaisir, dit Morik en s’approchant de son ami, qui contemplait la cargaison. Quitter la ville ne veut pas dire qu’il nous faille y abandonner nos plaisirs. J’ai d’ailleurs hésité à enlever Delly Curtie.

Wulfgar jeta un regard agressif au voleur ; entendre parler de façon aussi obscène de la serveuse l’offensait profondément.

— Allez, viens, dit Morik après s’être éclairci la voix et cherchant de toute évidence à changer de sujet. Trouvons-nous un endroit tranquille où apaiser notre soif.

Il ôta lentement son déguisement, grimaçant du fait de ses articulations et de son estomac déchiré toujours douloureux. Il mettrait du temps à se remettre de ces blessures, en particulier à hauteur des genoux. Il s’interrompit un peu plus tard, le temps de brandir sa perruque et d’admirer son œuvre, puis il grimpa à l’avant du chariot et s’empara des rênes.

— Ces deux chevaux n’ont pas l’air en forme, fit remarquer Wulfgar. Ils semblent vieux et épuisés.

— Il fallait que je garde de l’or pour acheter la boisson, expliqua Morik.

Wulfgar jeta un regard à la cargaison et songea que son ami aurait dû dépenser plus pour un meilleur attelage, convaincu que l’époque où il se réfugiait dans l’alcool était révolue. Alors qu’il faisait mine de se diriger vers le sommet de la petite colline, Morik l’arrêta :

— Il y a des bandits sur la route, d’après ce qu’on m’a dit en ville. Sur la route qui passe au nord de la forêt, jusqu’au col qui franchit l’Épine dorsale du Monde.

— Tu redoutes les bandits ? s’étonna Wulfgar.

— Uniquement ceux qui n’ont jamais entendu parler de moi, répondit Morik.

Le barbare comprit parfaitement ce qu’insinuait son ami ; à Luskan, sa réputation avait suffi à décourager la plupart des voyous locaux.

— Mieux vaut être préparés à affronter des ennuis, ajouta le voleur, qui se pencha sous son siège et sortit une immense hache, un grand sourire aux lèvres et visiblement très fier de lui. Regarde, elle est encore tachée du sang du Requin.

La hache du bourreau ! Wulfgar eut dans un premier temps le réflexe de demander à Morik comment, par les Neuf Enfers, il s’était procuré cette arme, mais il décida qu’il ne voulait pas le savoir.

— Allez, viens, reprit Morik en tapotant le banc, à côté de lui, avant de sortir une bouteille de la caisse la plus proche. Mettons-nous en route, buvons et organisons nos défenses.

Wulfgar resta un long moment à contempler la bouteille avant de grimper sur le chariot. Morik la lui proposa mais il la refusa, les dents serrées. Le voleur haussa les épaules et avala une bonne rasade d’alcool avant de renouveler son offre, que le barbare déclina encore. Morik afficha une expression de surprise, qui se changea rapidement en un sourire quand il songea que le refus de Wulfgar lui laissait davantage d’alcool.

— On n’est pas obligés de se comporter comme des sauvages sous prétexte qu’on va vivre sur la route, déclara-t-il.

L’ironie d’une telle remarque, de la part de quelqu’un qui venait de boire une bonne dose d’une boisson si forte, n’échappa pas à Wulfgar, qui parvint à résister à l’appel de la bouteille tout l’après-midi, alors que Morik la vidait avec entrain. Guidant l’attelage à une bonne allure, le voleur jeta la bouteille vide contre un rocher et hurla de joie quand elle se brisa en mille morceaux.

— Tu fais beaucoup de bruit, pour quelqu’un qui cherche à éviter les bandits de grand chemin, grommela Wulfgar.

— Les éviter ? répondit Morik en claquant des doigts. Loin de moi cette idée ! Les bandits de grand chemin sont souvent très bien équipés en termes de campement ; nous pourrions profiter de ce confort.

— Des campements si bien équipés appartiennent sans doute à des bandits efficaces, raisonna le barbare. Or les bandits efficaces sont certainement très bons dans leur domaine.

— Comme l’était Casseur-de-Tronc, cher ami, rappela Morik, qui enchaîna, voyant que son compagnon ne semblait pas convaincu. Peut-être accepteront-ils que nous nous joignions à eux.

— Ça m’étonnerait.

Morik haussa les épaules, puis acquiesça.

— Alors il nous faudra les chasser, dit-il, le plus simplement du monde.

— On ne les trouvera même pas, marmonna Wulfgar.

— Ah oui ? dit Morik, qui engagea aussitôt le chariot sur une piste latérale, si brutalement que deux roues décollèrent et que Wulfgar manqua de peu d’être éjecté.

— Hé ! s’exclama ce dernier, alors qu’ils filaient sur le chemin cahoteux.

Il évita au dernier moment une branche basse, puis se fit sévèrement écorcher quand une autre lui fouetta le bras.

— Morik !

— Du calme, mon ami, répondit le voleur. Il y a non loin d’ici une rivière que ne franchit qu’un seul pont. Il est fort probable qu’il soit gardé par des bandits.

Ils sortirent soudain des buissons et se retrouvèrent sur les berges du cours d’eau, toujours lancés à vive allure et rebondissant sur le sol inégal. Morik fit ralentir les chevaux, qui se mirent au pas, puis ils s’engagèrent sur un pont branlant. Pour le plus grand désarroi du voleur, ils traversèrent sans encombre ce point de passage, aucun bandit ne s’étant présenté.

— Des débutants…, grogna Morik, déçu et se promettant déjà de faire demi-tour d’ici quelques kilomètres pour revenir franchir le pont.

Soudain, il arrêta brusquement le chariot ; un homme, épais et hideux, était apparu sur la route, devant eux, et les menaçait d’une épée.

— Tiens, tiens… Comme c’est intéressant : deux inconnus qui tentent d’entrer dans mes bois sans mon autorisation, dit le bandit, qui remisa son épée dans son dos.

— Vos bois ? répéta Morik. Pourquoi cela, cher monsieur ? Je croyais cette forêt ouverte à tous.

Et le voleur d’ajouter dans sa barbe, à l’intention de Wulfgar :

— Demi-orque.

— Idiot, répliqua de la même façon le barbare. Toi, je veux dire, pas ce voleur. Foncer ainsi tête baissée dans les ennuis…

— Je pensais que ça réveillerait ton côté héroïque, se défendit Morik. Sans compter que ce bandit possède à coup sûr un campement très confortable.

— De quoi vous parlez ? intervint le truand.

— Eh bien de vous, cher monsieur, répondit Morik du tac au tac. Mon ami me dit qu’il pense que vous êtes un voleur et que cette forêt ne vous appartient pas.

L’inconnu ouvrit grand les yeux et, après avoir tenté en vain de bégayer plusieurs réponses, finit par cracher par terre.

— Je vous dis que ce bois est à moi ! dit-il, un doigt sur la poitrine. C’est le bois de Togo !

— Et combien cela coûte-t-il de le traverser, mon brave Togo ? demanda Morik.

— Cinq pièces d’or ! beugla la brute après une seconde de réflexion. Chacun !

— Donne-les-lui, murmura Wulfgar.

Morik gloussa et une flèche le frôla, sifflant à quelques centimètres de son visage. Étonné d’avoir affaire à une bande si bien organisée, il changea subitement d’avis et sortit sa bourse.

De son côté, Wulfgar changea lui aussi d’avis, furieux que quelqu’un ait été à deux doigts de le tuer. Sans laisser le temps à son compagnon de donner son avis sur la rançon, il bondit du chariot et se jeta à mains nues sur Togo, avant de soudain changer de direction et se précipiter vers le monstrueux archer qu’il venait d’apercevoir, haut perché dans un arbre situé quelques mètres à l’écart de la route. Il plongea dans le premier buisson qui se présenta et heurta violemment une branche tombée. Ralentissant à peine, il s’en empara et la projeta au visage d’un autre bandit dissimulé, puis poursuivit sa charge.

Une flèche se planta dans le sol, juste à côté de lui, quand il parvint au pied de l’arbre. Sans se soucier de ce tir qui l’avait manqué de peu, il sauta sur une branche basse et se mit à grimper avec une force et une agilité extraordinaires, à tel point qu’il donna l’impression de courir dans l’arbre. Repoussant les petites branches et s’appuyant sur les autres, il parvint rapidement à la hauteur de l’archer. Cette créature, un gnoll encore plus imposant que lui, tentait désespérément d’encocher une nouvelle flèche.

— Tiens, prends ça ! cria lâchement le gnoll, qui lui jeta l’arc et sauta de son perchoir, préférant une chute de plus de cinq mètres à la fureur de cet humain.

La créature n’allait pas s’échapper aussi facilement ; Wulfgar tendit la main et la rattrapa par le col. Malgré l’agitation, les coups de défense, la position peu habituelle et le poids du gnoll, le barbare n’eut aucune difficulté à le hisser à sa hauteur.

C’est alors qu’il entendit Morik appeler à l’aide.

 

* * *

 

Depuis sa place de cocher, Morik se démenait de son mieux avec sa fine épée pour repousser les assauts de Togo et d’un autre bandit armé d’une épée et sorti des buissons. La situation empira quand il entendit un troisième larron approcher derrière lui, tandis que des flèches fendaient régulièrement les airs non loin de lui.

— Je vais payer ! hurla-t-il, ce qui déclencha les rires de ses monstrueux agresseurs.

Du coin de l’œil, il vit alors un archer ajuster sa visée. Il bondit en arrière au moment où la flèche fut décochée, esquivant ainsi à la fois le projectile et un coup de l’homme – étonnamment habile – qui lui faisait face. Il paya toutefois ce geste au prix fort puisqu’il bascula en arrière et s’écroula dans une caisse de bouteilles, qu’il brisa toutes. Il se releva d’un bond et cria sa colère, abattant sans effet son épée sur le dossier du siège du cocher.

Togo gagna du terrain et grimpa à l’avant du chariot mais Morik, furieux, repoussa avec force ses assauts sans se soucier des autres bandits ou de l’archer. Voyant que son adversaire reculait le bras pour assener un coup, il se montra plus vif et le frappa le premier, l’atteignant à la main, ce qui contraignit le demi-orque à lâcher son arme. Alors que l’arme de Togo rebondissait dans un fracas métallique sur le siège, Morik avança d’un pas et écarta son épée afin de parer les attaques du complice de Togo. Puis il sortit de sa ceinture une dague, dont il enfonça vivement et à plusieurs reprises la lame dans le ventre de Togo. Ne disposant plus que de ses mains pour se défendre, le demi-orque essaya d’éviter ces coups mais Morik, trop vif et trop malin, parvint à le toucher tout en décrivant de son épée des cercles autour de la lame de l’autre bandit.

Togo tomba en arrière, du banc sur le sol, et n’avança que d’un pas avant de s’effondrer, les mains sur sa chair éventrée.

Morik entendit le troisième agresseur faire le tour du chariot, puis un cri de terreur, venu des hauteurs, suivi d’un autre, poussé par l’ennemi qui approchait. Il se tourna dans la direction concernée juste à temps pour voir le gnoll capturé par Wulfgar voler dans les airs, projeté depuis l’arbre, agitant les bras et hurlant sur toute sa trajectoire. Le missile vivant heurta de plein fouet le troisième bandit, en réalité une humaine de petite taille, et tous deux furent plaqués contre le chariot. La femme tenta aussitôt de se dégager en gémissant, tandis que l’archer ne bougeait plus.

Morik accentua ses assauts sur le dernier épéiste encore en état de combattre, autant pour descendre du siège, trop exposé, que pour continuer à se battre. Son adversaire, voyant ses complices tombés autour de lui, ne semblait en revanche plus très motivé par cet affrontement. Il para une botte de Morik, qui profita d’un mouvement de sa part pour bondir sur la route.

Le voleur insista, son épée harcelant celle du bandit ; il se fendait en avant et se retirait immédiatement quand ce dernier bloquait son coup, pour recommencer après avoir fait habilement tourner sa fine épée afin de la dégager de la lame ennemie. Chancelant et saignant d’une épaule, le bandit fit un nouveau pas en arrière et se retourna, décidé à s’enfuir, mais Morik ne le lâcha pas et le força à se défendre.

Ce dernier entendit alors un nouveau cri d’effroi derrière lui, suivi du craquement de branches brisées. Il sourit, devinant que Wulfgar continuait à faire le ménage parmi les archers.

— Monsieur, arrêtez, par pitié ! s’écria l’adversaire de Morik, visiblement meilleur épée en main et dont les assauts étaient de plus en plus efficaces. On avait seulement besoin de vos pièces.

— Vous ne nous auriez pas attaqués, mon ami et moi, si nous avions payé, peut-être ? lança cyniquement Morik.

L’homme secoua vigoureusement la tête, ce dont le voleur profita pour glisser de nouveau sa lame à travers les défenses ennemies et ainsi dessiner une ligne rouge sur la joue du bandit. Celui-ci tomba à genoux et jeta son arme à terre, implorant pitié.

— Je suis plutôt du genre à pardonner mais j’ai peur que ce ne soit pas le cas de mon ami, dit Morik avec une compassion feinte, alors qu’il entendait Wulfgar approcher à grands pas.

Surgi telle une furie, le barbare attrapa l’homme agenouillé par la gorge et le souleva pour le plaquer le dos contre un arbre. D’une seule main – son autre bras resté en position défensive en raison d’un manche de flèche planté dans l’épaule – Wulfgar maintint le bandit suspendu et commença à l’étrangler.

— Je pourrais lui dire d’arrêter, dit Morik, une main sur l’avant-bras massif du colosse, juste avant de remarquer la sérieuse blessure de ce dernier. Il faut que tu nous conduises à ton campement.

— Pas de campement ! souffla le bandit, suite à quoi Wulfgar accentua sa pression. D’accord, d’accord ! glapit-il alors, sa voix s’éteignant à mesure que son tortionnaire serrait sa prise.

— Lâche-le, dit Morik.

Pas de réponse. Le malheureux prisonnier de la main de Wulfgar se tortillait et frappait comme il le pouvait son étau, sans pouvoir le faire céder ni reprendre sa respiration.

— Wulfgar ! s’écria Morik, qui se mit à tirer à deux mains sur le bras du barbare. Contrôle-toi, mon vieux !

Wulfgar n’entendait rien, il ne semblait même pas avoir remarqué l’intervention du voleur.

— Tu me remercieras plus tard pour ça, dit alors Morik, même s’il n’était pas sûr de lui quand il donna un coup de poing sur la tempe de son compagnon.

Ce dernier lâcha le bandit, qui s’effondra, inconscient, au pied de l’arbre, mais uniquement pour frapper d’un revers de la main Morik, qui recula en titubant, Wulfgar s’approchant déjà de lui. Le voleur brandit son épée, prêt à la plonger dans le cœur de son ami si nécessaire, mais au dernier moment, Wulfgar s’immobilisa et cligna plusieurs fois des yeux, comme s’il venait de se réveiller. Morik comprit que Wulfgar, un temps parti on ne savait où, était revenu en ce lieu et ce moment.

— Il va maintenant nous mener au campement, dit-il.

Wulfgar hocha la tête sans répondre, le regard toujours embrumé, et considéra sans émotion la flèche brisée plantée dans son épaule blessée. Puis soudain, il blêmit, se tourna, stupéfait, vers Morik, perdit connaissance et s’écroula, le visage dans la terre.

 

* * *

 

Wulfgar reprit conscience à l’arrière du chariot, près d’un champ bordé de hauts pins. Il souleva avec effort la tête et sentit la panique le gagner quand il vit passer non loin de lui la femme qui faisait partie de la bande qui les avait attaqués. Que s’était-il passé ? Avaient-ils été vaincus ? Sur le point de totalement céder à cette angoisse, il entendit la voix enjouée de Morik. Il se força à se redresser et grimaça quand il s’appuya sur son bras blessé. Il baissa les yeux et constata que la flèche avait été retirée et la blessure nettoyée et pansée.

Un peu plus loin, Morik, tranquillement assis, devisait aimablement avec l’un des bandits gnolls, ces deux-là partageant une bouteille comme de vieux amis. Wulfgar se traîna jusqu’au bord du chariot et fit basculer ses jambes à l’extérieur, avant de poser un pied à terre avec hésitation. Le monde se mit à danser devant lui, son champ de vision se constellant de points noirs. Cette désagréable sensation se dissipa rapidement et il se dirigea, avec précaution mais décidé, vers Morik.

— Ah ! Te voici réveillé, dit ce dernier en levant une bouteille. Tu as soif, mon ami ?

Wulfgar fronça les sourcils et secoua la tête.

— Allez, faut boire, mon gars, baragouina le gnoll à tête de chien assis à côté de Morik. Il enfourna une portion d’un épais ragoût, dont la moitié tomba par terre ou sur sa tunique.

Wulfgar jeta un regard agressif sur le nouveau et peu engageant camarade de Morik.

— Du calme, mon ami, intervint ce dernier, ayant reconnu cette dangereuse expression. Mickers est un ami, et loyal maintenant que Togo est mort.

— Dis-lui de dégager, lâcha Wulfgar.

Alors que le gnoll restait bouche bée de surprise, Morik se leva d’un bond, s’approcha du barbare et le prit par le bras.

— Ce sont des alliés, lui expliqua-t-il. Tous. Ils étaient fidèles à Togo et maintenant ils sont dans mon camp. Et dans le tien.

— Dis-leur de dégager, répéta le géant sur un ton féroce.

— Nous vivons sur les routes, maintenant ; il nous faut des yeux, des éclaireurs, pour observer notre territoire potentiel, ainsi que des épées pour nous aider à nous y imposer.

— Non, répondit catégoriquement Wulfgar.

— Tu ne saisis pas tous les dangers, mon ami, insista Morik, se voulant raisonnable et cherchant à apaiser le barbare.

— Dis-leur de dégager ! cria soudain Wulfgar, qui, voyant qu’il n’arriverait à rien avec Morik, se rua sur Mickers. Va-t’en d’ici et de cette forêt !

Le gnoll regarda derrière le barbare et, quand il vit Morik lui adresser un haussement d’épaules résigné, se leva.

— Je reste avec lui, dit-il en désignant le voleur.

Wulfgar fit voler le bol de ragoût des mains du bandit et l’agrippa par l’avant de la tunique pour le soulever de façon qu’il se tienne sur la pointe des pieds.

— Je te laisse une dernière chance de partir d’ici de toi-même, gronda le barbare avant de repousser le gnoll sur plusieurs pas.

— Monsieur Morik ? se lamenta Mickers.

— Oh ! Va-t’en, laissa tomber sans joie Morik.

— Nous aussi ? demanda l’un des humains – armé d’un arc – qui formaient la bande, au milieu d’un amas de pierres en bordure du champ.

— C’est eux ou moi, Morik, dit Wulfgar, d’une voix qui ne laissait place à aucune discussion.

Les deux amis se tournèrent vers l’archer et constatèrent qu’il avait encoché une flèche à son arc. Wulfgar, dont les yeux brillaient d’une rage bouillonnante, se dirigea vers lui.

— Un tir, dit-il calmement. Tu n’auras le temps de tirer qu’une seule fois sur moi. Penses-tu faire mouche ? (L’archer leva son arc et le barbare sourit.) Non, je ne crois pas. Tu manqueras ton tir car tu sais.

— Je sais quoi ? osa demander le bandit.

— Tu sais que même si ta flèche m’atteint, elle ne me tuera pas, répondit Wulfgar, qui avançait toujours. Pas instantanément, en tout cas, pas avant que je t’étrangle.

L’archer redressa son arme mais Wulfgar, avec un sourire encore plus assuré, ne s’arrêta pas. Le bandit regarda autour de lui avec nervosité, en quête de soutien, mais il ne trouva personne. Prenant conscience qu’il s’en était pris à un ennemi trop fort pour lui, il relâcha la corde de son arc, fit demi-tour et s’enfuit en courant.

Wulfgar se retourna et vit que Mickers avait également pris ses jambes à son cou.

— Maintenant, il va nous falloir nous méfier d’eux, fit remarquer Morik, la mine sinistre, quand son ami l’eut rejoint. Tu nous as privés d’alliés.

— Je ne m’associe pas avec des voleurs assassins ! déclara simplement le barbare.

— Et je suis quoi, moi, à part un voleur ? s’écria Morik en s’écartant d’un bond.

— Bon, d’accord, sauf un, rectifia Wulfgar, radouci, qui se laissa même aller à un petit rire.

Morik fit de même, bien qu’un peu gêné, et tendit le bras vers une bouteille.

— Tiens, mon ami, géant mais pas très futé, buvons à notre santé à tous les deux. Bandits de grand chemin !

— Connaîtrons-nous le même sort que nos prédécesseurs ? se demanda à haute voix Wulfgar.

— Ces types n’étaient pas très malins. J’ai su où les trouver parce qu’ils étaient trop prévisibles. Un bon bandit frappe et rejoint aussitôt après la zone où se présentera sa prochaine cible. Un bon bandit donne l’impression d’être dix bandes distinctes à lui tout seul, il possède toujours une longueur d’avance sur les gardes de la cité et sur ceux qui filent vers la ville, porteurs d’informations susceptibles de le localiser et le vaincre.

— Tu parles comme si tu connaissais bien ce mode de vie.

— J’ai parfois vécu de la sorte, reconnut Morik. Ce n’est pas parce que nous vivons en pleine nature que nos devons nous comporter comme des sauvages.

Le voleur, qui ne se lassait pas de répéter ces mots, tendit la bouteille à Wulfgar.

Ce dernier dut faire appel à toute sa volonté pour décliner cette offre. Son épaule le faisant souffrir et l’incident avec les brigands le tourmentant encore, se plonger dans un tourbillon de semi-conscience était en cet instant extrêmement tentant.

Néanmoins, il refusa de boire et s’écarta de Morik, qui n’en crut pas ses yeux. Il traversa le champ et grimpa dans un arbre, dans lequel il s’installa pour observer les environs.

Son regard fut régulièrement attiré par les montagnes qui se dressaient au nord, l’Épine dorsale du Monde, la barrière qui le séparait de cet autre monde qu’était le Valbise, de la vie qui aurait pu être la sienne… et qui pouvait peut-être encore l’être. Il songea de nouveau à ses amis, en particulier à Catti-Brie. Il finit par s’endormir et s’immergea dans des rêves où il la serrait dans ses bras et l’embrassait tendrement, en un véritable répit, loin des douleurs de ce monde.

Soudain, Catti-Brie recula et Wulfgar vit de petites cornes d’ivoire pousser sur le front de son amie et de grandes ailes de chauve-souris se former dans son dos. Un succube, démon des Abysses, l’avait une nouvelle fois piégé dans l’enfer des tortures d’Errtu, prenant cette apparence réconfortante afin de le séduire.

Wulfgar ouvrit brusquement les yeux, le souffle court, et tenta de se débarrasser de ces affreuses visions, en vain. Elles ne voulaient pas le relâcher. Pas cette fois. Elles étaient si émouvantes et précises que le barbare en vint à se demander si les derniers mois écoulés n’étaient pas une ruse d’Errtu destinée à lui redonner espoir, pour ensuite mieux l’écraser. Il revit le succube, cette immonde créature qui l’avait attiré…

— Non ! gronda Wulfgar.

Ce souvenir était trop épouvantable, trop terrible, pour qu’il l’affronte de nouveau.

J’ai dérobé ta semence, lui dit dans son esprit le succube, ce qu’il lui fut impossible de nier. Ils avaient ainsi agi à plusieurs reprises au cours de ses années de souffrances, lui volant sa semence pour engendrer des démons-alu, les enfants de Wulfgar. Pour la première fois depuis son retour à la surface, il se remémora clairement ce souvenir ; l’image horrible de sa progéniture démoniaque avait pour la première fois franchi les barrières mentales qu’il avait érigées.

Il les voyait désormais, il vit Errtu lui présenter l’un de ces enfants, un bébé qui hurlait, sa mère, c’est-à-dire le succube, postée derrière le démon. Il vit Errtu brandir le nouveau-né au-dessus de lui, jusqu’à l’instant où, sous les yeux de Wulfgar et sous ceux de la mère qui criait, le grand démon arracha la tête de l’enfant d’un coup de dents. Un geyser de sang aspergea Wulfgar, incapable de reprendre sa respiration ou de comprendre qu’Errtu avait trouvé une façon, la pire de toutes, de le toucher de nouveau.

Wulfgar descendit autant qu’il se laissa tomber de l’arbre et se réceptionna violemment sur son épaule blessée, ce qui eut pour effet de rouvrir l’entaille. Sans se préoccuper de la douleur, il traversa le champ en courant et aperçut Morik, qui se reposait à côté du chariot. Il se rua sur une caisse et l’ouvrit avec précipitation.

Ses enfants ! Le produit de sa semence dérobée !

Le puissant liquide lui brûla la gorge et sa chaleur se répandit, encore et encore, jusqu’à engourdir ses sens et brouiller ces visions de cauchemar.

L'Épine Dorsale du Monde
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